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Louise Mushikiwabo : « Le recul de la langue française est inévitable »

Depuis qu'elle a pris les rênes de l'Organisation internationale de la francophonie (OIF) à Erevan, en 2018, dans un contexte controversé, Louise Mushikiwabo, ancienne ministre des Affaires étrangères du Rwanda (2009-2018), défend une francophonie politique et pas seulement linguistique. Et elle assume.

Dans une atmosphère à la fois accueillante et empreinte de gravité, la Rwandaise, en tailleur vert d’eau ce lundi, réfléchit beaucoup pendant qu’elle parle mais ne mâche pas ses mots lorsqu’il s’agit d’aborder les défis que rencontrent les pays francophones.

D’autant que la guerre au Moyen-Orient s’est invitée à l’agenda des dirigeants des 88 pays membres de l’organisation qui se réunissent ces 4 et 5 octobre à Villers-Cotterêts et à Paris pour le 19e Sommet de la Francophonie. À quelques jours de l’événement, Louise Mushikiwabo fait le point sur les grands dossiers qui seront débattus, l’occasion également de dresser son bilan et d’expliciter sa vision de la langue française dans le monde. Rencontre au siège de l’organisation à Paris.

Le Point Afrique : Le sommet qui s’ouvre vendredi se tient dans un contexte géopolitique

particulièrement tendu avec la guerre entre Israël et le Hezbollah. Quels en sont les grands enjeux ?

Louise Mushikiwabo : L’actualité de ces derniers jours au Moyen-Orient va placer directement la situation du Liban au premier plan dans l’ordre du jour du sommet. Le Liban est un pilier de la Francophonie dans cette région du monde. Nous avons une représentation à Beyrouth, et j’ai demandé que tout notre personnel soit en télétravail.

Dans ce sillage, le second enjeu du sommet sera de promouvoir une francophonie mondiale dont l’action se reflète dans toutes les régions du monde : au Moyen-Orient, en Asie du Sud-Est, dans l’océan Indien, en Afrique du Nord et subsaharienne qui concentre une majorité de nos activités. La géopolitique et le multilatéralisme seront parmi les dossiers politiques qui seront abordés lors du huis clos entre les chefs d’État et de gouvernement de nos pays membres. Et lors des tables rondes où les chefs d’État seront invités, dans un format inédit, à échanger et formuler des propositions avec des jeunes que nous avons sélectionnés.

D’autres crises seront-elles à l’ordre du jour ?

Oui, outre le Liban, nous suivons l’évolution de la situation en Haïti, puisque nous appuyons les initiatives de sortie de crise. Ensuite, la République démocratique du Congo sera également au c?ur des échanges, car l’Est et d’autres zones connaissent une résurgence des violences. Nous sommes mobilisés pour accompagner ces pays, même si, en réalité, pour la RDC, il s’agit d’un conflit cyclique qui perdure. Cependant, j’observe que le pays bénéficie d’un accompagnement soutenu, d’abord sur le plan politique où de nombreux acteurs régionaux, comme la communauté de l’Afrique de l’Est, l’Angola ou l’Afrique du Sud, sont déjà engagés. De notre côté, nous allons continuer à la demande des dirigeants à apporter notre expertise.

Notre organisation est plus attractive que jamais.

L’OIF est-elle une organisation politique ? Si oui, assumez-vous ce rôle ?

Absolument. J’assume totalement ce rôle. À sa création, en 1970, l’OIF comptait à peine une vingtaine de pays, elle était plutôt une organisation culturelle et linguistique initiée par des pays du Sud. Dans les années 1990-2000, son rôle est devenu plus politique et multilatéral avec l’arrivée de nouveaux membres. Cette transformation est de plus en plus visible sur le terrain, où nous avons acquis une grande expertise dans la fiabilité des fichiers électoraux, dans la promotion des femmes en politique ou encore dans l’encadrement déontologique des médias en période électorale. À l’approche du sommet, je constate que notre organisation est plus attractive que jamais, en partie grâce à ce rôle politique qu’elle assume.

Trois pays du Sahel sont suspendus de l’OIF et ne participeront pas au sommet. Quant à la Guinée, votre organisation a finalement décidé de lever sa suspension. Quels éléments concrets et objectifs vous ont permis de prendre une telle décision ? N’y a-t-il pas manifestement un deux poids, deux mesures ?

La décision de lever la suspension de la Guinée nous engage. Cela ne signifie pas que nous sommes convaincus que tout va bien dans ce pays. Mais je crois qu’il faut tenir compte du contexte et de la géopolitique dans notre prise de décision. Nous devons apporter des réponses plus adaptées aux réalités du terrain. Nous ne pouvons pas suspendre éternellement des États. Il faut un équilibre entre souplesse, solidarité et rigueur.

Nous avons beaucoup appris du cas du Mali.

Pourtant, le pays traverse une grave crise démocratique avec des arrestations arbitraires que dénoncent les ONG. Plus inquiétant encore, les disparitions font légion. Depuis le 9 juillet, Oumar Sylla, alias Foniké Mengué, et Mamadou Billo Bah, deux activistes du Front national pour la défense de la Constitution (FNDC)? Et le corps du colonel Célestin Bilivogui vient d’être retrouvé sans qu’on sache ce qui s’est passé?

La condition du retour de la Guinée au sein de l’OIF n’était pas qu’il n’y ait plus aucun problème lié aux droits humains en Guinée, mais plutôt que les dirigeants s’engagent à un retour rapide et effectif à l’ordre constitutionnel. Nous avons beaucoup appris du cas du Mali puisqu’après le coup d’État d’août 2020 nous avions suspendu le pays immédiatement pour le réintégrer, quelques mois plus tard, après des avancées sur le plan constitutionnel. Finalement, nous avons dû le suspendre de nouveau à la suite du deuxième putsch, en 2021. Résultat, cela fait quatre ans que le pays est exclu de l’OIF. Nous prendrons la même décision si la Guinée recule sur des sujets fondamentaux. Nous ne détenons pas toutes les réponses, mais nous tentons des approches qui visent à encourager les États à sortir des régimes de sanctions.

Ces dernières années, plusieurs pays d’Afrique francophone, comme le Togo et le Gabon, ont adopté l’anglais comme langue principale et intégré le Commonwealth. Est-ce un aveu d’échec pour votre institution ?

Le Togo et le Gabon récemment, et mon pays, le Rwanda, il y a une quinzaine d’années sont devenus membres du Commonwealth. Dans le même temps, le Ghana, très actif au sein de la Francophonie, va très probablement devenir membre à part entière de l’organisation. C’est une très bonne chose que certains pays, africains ou pas, se tournent vers d’autres organisations. Aujourd’hui, la Francophonie est une organisation dont la mission est, bien évidemment, de faire la promotion de la langue française mais dans un monde multilingue. Nous ne sommes pas des djihadistes de la langue française !

Nous sommes dans un esprit de cohabitation et de collaboration avec d’autres espaces linguistiques. Pour moi, ce serait ne pas comprendre le monde d’aujourd’hui que de nous replier sur nous-mêmes. La langue française a été pendant longtemps celle utilisée dans les relations internationales et la diplomatie, en raison de l’importance de la France dans plusieurs régions du monde, ce qui est moins le cas aujourd’hui. Je constate que tous ces bouleversements ne se font pas uniquement en faveur de l’anglais. Le chinois mandarin connaît aussi un essor fulgurant, le turc également. Beaucoup de nos pays ont aussi l’arabe comme langue nationale ou de travail.

Le mouvement ne va donc pas dans un seul sens. La langue française a été pendant longtemps celle utilisée dans les relations internationales et la diplomatie.

En attendant, le français recule, notamment en Afrique, le continent numéro un de la francophonie?

Le recul de la langue française est inévitable, et ce n’est pas un drame. La Francophonie a été créée en 1970 par une majorité de pays africains francophones qui, sur le plan international, n’avaient pour seul horizon que la francophonie et donc la France. Cinquante-quatre ans plus tard, tous ces pays sont ouverts au reste du monde. Nous sommes dans un monde où on ne peut pas être lié qu’à une seule langue ou un seul pays.

La France est le seul pays qui n’a que le français comme langue principale et nationale.
Quant à la prédominance de l’anglais, il s’agit d’une question de géopolitique. Les États-Unis sont le pays qui domine le monde sur les plans technologique, économique et militaire. Dès mon élection, j’ai dit que notre organisation devait avoir toute sa place dans un monde multilingue en harmonie avec les langues nationales. La France est le seul pays qui n’a que le français comme langue principale et nationale. Tous les autres membres de l’OIF ? on ne le souligne pas assez ? sont multilingues ; je pense à la Belgique, au Canada, à la Suisse, aux États africains. C’est la réalité de la francophonie aujourd’hui.

La jeunesse sera au cour de ce sommet avec un thème phare : « créer, innover et entreprendre en français ». Mais vous n’êtes pas sans savoir que l’immigration illégale en provenance d’Afrique n’a pas ralenti et que la situation des pays de départ influe sur la migration. Les jeunes partent, fatigués de la situation politique, de la corruption. On a vu les crises politiques successives au Sahel. Au Sénégal, la démocratie a fonctionné, mais l’économie ne décolle pas? Comment contribuer à la solution en Afrique ?

Les dirigeants africains doivent s’occuper de leur jeunesse en s’attaquant aux causes profondes de ces départs. La Méditerranée est devenue un cimetière pour beaucoup de jeunes Africains, c’est un véritable drame. Les jeunes qui partent ne se plaignent plus du manque d’emplois, ils pointent avant tout la mauvaise gouvernance et la corruption. Mais cette crise migratoire n’est pas nouvelle, elle perdure depuis au moins vingt ans. Nous n’avons pas pris le temps d’apporter des solutions durables.

Durant les années que j’ai passées à la tête de la diplomatie rwandaise, j’ai suivi tous les débats à l’Union africaine, ou lors des différents sommets Afrique-Europe, mais je constate qu’au-delà des réunions rapides avec souvent des communiqués déjà préécrits nous n’avons pas pris le sujet à bras-le-corps. Nous devons mettre l’accent sur la migration légale parce que la migration illégale nuit à la migration légale. Il faut aussi continuer à s’attaquer à ceux qui exploitent cette jeunesse en lui promettant des merveilles de l’autre côté du continent. En réalité, la gestion de la question migration a été surtout très politisée en Europe.

Dès votre prise de fonction, vous avez lancé nombre de projets, comme la consultation jeunesse, D-CLIC (numérique) et Radio Jeunesse Sahel. Ce dernier projet s’est subitement arrêté. Que s’est-il passé ?

Radio Jeunesse Sahel s’est heurtée aux difficultés que traverse cette région. Le concept était de rassembler les jeunes autour d’une plateforme à la fois hertzienne et numérique gérée par les jeunes pour les jeunes afin qu’ils puissent se rencontrer, échanger et débattre. L’objectif était qu’on parle de choses très sérieuses sur un ton ludique, avec des acteurs du monde sportif et culturel et même des influenceurs. Mais notre collaboration avec ces États était devenue très compliquée, nous les avons suspendus et avons mis en pause ce projet.

Ma vision pour l’OIF ne se limite pas à la promotion de l’Afrique.

En janvier 2019, vous aviez annoncé la couleur en affirmant que vous alliez changer le mode de management de l’OIF et avez souvent été attaquée pour votre style de management, qui serait à l’origine de nombreux départs (on parle de la suppression de 22 postes au début de votre premier mandat, deux directeurs de cabinet, deux administrateurs, de nombreux cadres?) et des relations difficiles avec certains pays, comme le Canada qui avait gelé ses contributions volontaires après la révélation d’un rapport sur de supposées pratiques de harcèlement à l’OIF. Que répondez-vous à ceux qui vous adressent ces critiques ?

J’admets que les réformes au sein de l’OIF sont délicates. J’ai été confrontée à la résistance de ceux qui bénéficient du statu quo. Ma volonté d’apporter des changements structurels est claire, notamment en matière de diversité géographique et d’égalité des genres. L’organisation a longtemps été dominée par des hommes, avec une représentation déséquilibrée. Ma vision pour l’OIF ne se limite pas à la promotion de l’Afrique ; je cherche avant tout à valoriser chaque pays membre, à garantir que chacun se sente entendu et représenté. Sept ans plus tard, je suis fière d’avoir réussi à introduire un quota de 50 % de femmes dans les représentations de l’OIF.

Quant aux anciens employés qui occupaient des postes qui ne correspondaient plus aux besoins de l’organisation, ils sont partis avec des packages.

Serez-vous candidate à un troisième mandat ?

Pour l’instant, je n’ai pas pris de décision. 2026 est encore loin et je ne serai pas loin de l’âge de la retraite. Nous avons encore un grand sommet riche en défis qui doit nous permettre de consolider les changements majeurs opérés par notre organisation.

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